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Bonjour à toutes et à tous ! Aujourd'hui mardi, je souhaite vous présenter l'historiographie du handicap dans les périodes prémodernes. Comment les historiens ont commencé à s'intéresser à ce sujet, et qu'en est-il aujourd'hui ?

Mais d'abord, c'est quoi l'historiographie ?
L’historiographie est l’histoire de l’histoire. Plus concrètement, cette discipline demande à mener le travail d’historien SUR le travail d’historien, c’est-à-dire à prendre du recul, de la distance, pour se regarder soi-même (et les autres bien sûr) en train d’agir.
C’est réfléchir sur sa documentation, sa démarche, sa méthode et faire preuve de réflexivité. L’historiographie est essentielle pour les historiens, car elle questionne la discipline historique et les changements que les différentes écoles et historiens ont entraîné.
Comme on ne peut aller au cinéma sans avoir prévu la route pour y aller (itinéraire, temps de trajet,…), on ne peut pas faire de l’histoire sans y réfléchir, c’est-à-dire qu’on ne peut pas faire de l’histoire sans faire de l’historiographie.
Ma définition préférée est de Nicolas @Offenstadt (L'historiographie, 2011, p.5) : « L’historiographie s’intéresse donc aujourd’hui aux historiens, à leur conception de l’histoire, à leur méthode, et à leur production, ainsi qu’aux usages de l’histoire ».
Bon, une fois qu'on a compris ça, il faut l'appliquer à son sujet de recherche... Et c'est là que ça pique !
Pour traiter la question du handicap durant les périodes prémodernes, j'ai remarqué qu'on pouvait découper le processus en 2 phases, et 5 mouvements que je vais exposer aujorurd'hui.
J'ai appelé la première phase "le modèle médical" : le pauvre et l'infirme.

(img: Breviarium_ad_usum_fratrum_Predicatorum_[...]Jean_Pucelle fol. 218V)
L’étude historique du handicap, particulièrement pour l’époque médiévale, a longtemps été abordée sous l’angle d’une histoire sociale de la marginalité, de la pauvreté, et de l’infirmité en tant qu’anomalie physique.
Cela s'explique assez facilement : Le mot "handicap", englobant en lui les conséquences sociales de l’infirmité, se dissocie du mot "infirmité" alors que son sens se complexifie à la fin du 19 siècle, ce qui n'est pas anodin : un passage s'opère de l'infirmité au handicap.
En effet, les premières législations concernant les personnes en situation de handicap apparaissent aux États-Unis et en France. Elles permettent de centrer notre regard sur les mutilés de guerres (GM1) puis sur les infirmes civils (GM2), dans une optique de remise au travail.
Cela nous donne le premier mouvement : Le modèle médical : hôpitaux et charité (avant 70).

Les politiques d'assistance conçoivent à ce moment-là les personnes en situation de handicap comme des indigents.
Les toutes premières politiques publiques à chercher leur intégration sociale sont liées au « modèle médical » ; elles ont principalement comme objectif de réadapter ou de réparer les corps abîmés par la guerre ou le travail.
(img: © Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais)
Le modèle médical voit les personnes en situation de handicap comme des patients ou des objets de charité. Le handicap est considéré comme un problème individuel : il est associé à un diagnostic et à des faits pathologiques.

(img: Billet de loterie, cf enenvor.fr/eeo_revue/nume…)
L'objectif du modèle médical est de compenser ou d'améliorer la condition de santé du malade et de contenir le handicap (c'est une approche fonctionnelle). Cette approche médicale semble apparaitre avec l'émergence de l'industrialisation et du capitalisme à la fin du 19e siècle.
Cette approche médicale de l'individualisation se transpose très facilement dans l'histoire du handicap : partir du principe que les personnes en situation de handicap font plus ou moins nécessairement partie du groupe des pauvres est alors monnaie courante.
En témoigne les titres suivants ... assez révélateurs... Tous datent des années 70.

Cette tendance à imaginer l'infirme comme un patient déconnecté du reste de la réalité car intégré à une institution proche de nos établissement médico-sociaux contemporains se confirme.
Les sources qui ont attrait à la pauvreté ne sont pas critiquées et surtout ne se pas confrontées à d'autres types de sources (nous y reviendrons) où les personnes infirmes sont au contraire largement intégrées à la société.
Plusieurs ouvrages des décennies suivantes approchent les personnes infirmes d'un point de vue de l'assistance à la pauvreté tout en prenant un peu plus en compte la diversité de la société, puisque elles y cumulent plusieurs "rôles sociaux".
Le modèle médical est le modèle initial des études sur le handicap : il est immédiatement critiqué puisque la discipline se construit en réaction à ces analyses.

On passe au 2me mouvement : L'interdisciplinarité à l'origine de l'éclosion de la discipline : la déviance (70-80)
Dans les années 80, plusieurs disciplines entament la restructuration de l'approche du handicap, entre marginalisation et désavantage social. Elles se renouvellent grâce à l'interactionnisme symbolique, courant sociologique né de la 1ere école de Chicago à la fin des années 30.
Trois ouvrages sont ici fondamentaux, entre interactionnisme et microsociologisme, pour aborder la figure de l'outsider qui n'est pas déviant en raison de ses actes, mais à cause des règles et des sanctions que les autres lui imposent.
Cette historiographie sur l'exclusion et la déviance a eu quelques répercussions en France, comme en témoigne les ouvrages suivants. Ils font le lien entre la solidarité (charité, inclusion par les établissement de type médicaux) et l'exclusion de ces personnes au Moyen Âge.
Il apparaît alors que c’est la société qui produit la marginalisation de l'individu, et donc son exclusion : elle est le nœud du problème, mais aussi sa solution !

Cela engendrera le modèle social...!

Je m'octroie une courte pause pour déjeuner et je reviens dans l’après midi !
Me revoilà après une longue pause (cela fait partie des avantages d'attendre sa soutenance, j'imagine...).

Je vais maintenant vous parler de la phase II, que j'ai "intitulée la notion de handicap appliquée à l'Histoire : l'apparition de la personne en situation de handicap".
Dans les 60' à 80', le fait associatif se développe en France comme aux États Unis et amène une phase de législation anti discriminatoire dans les deux pays. HJ Stiker discerne en l'année 1957 un renversement de paradigme : l'inadaptation n'est plus corporelle, mais sociale.
Inspiré du mouvement des Afro-Américains ou des femmes pour les droits civils, les personnes handicapées, s'unifient pour donner plus de poids à leurs revendications politiques et faire fléchir les législations.

(img: Disabled In Action (DIA) à New York City, en 1970)
Le concept de vie autonome (Independent living movement) apparaît aux États-Unis avant de gagner l'Europe : les personnes en situation de handicap refusent d'être dépendants des établissements médico-sociaux qui suivent le principe de 'normalisation'.

(img: Ed Roberts)
Les succès étusaniens et européens remportés par ces organisations engendrent de nombreuses réflexions pluridisciplinaires empreintes d'activisme politique qui se transportent rapidementdans le champ académique grâce à des sociétés organisées qui publient des revues spécialisées.
Pour l'étude du handicap, cet enchainement d'événements prend la forme du premier mouvement de cette seconde (?) phase :
Le modèle social : que j'ai nommé "la naissance de la discipline de l'histoire du handicap (disability history)" (80-2000).
Ainsi, le renversement de paradigme entre le modèle médical explicité précédement et le modèle social ne provient pas du champ académique stricto sensu, mais des personnes en situation de handicap elles-mêmes.
Les chercheurs qui s'en emparent mettent en lumière la distinction entre l'infirmité (liée au modèle médical par son aspect individuel et biomédical) et le handicap (comme désavantage (ou restriction d'activité), causé par l'organisation sociale). Cf schéma ci-dessous:
Les adeptes du modèle social repoussent l'expérience du handicap hors du corps dans une perspective matérialiste, pour la confronter à la société et aux barrières qu'elle impose aux individus. Cela constitue la théorie de l'oppression sociale, d'influence marxiste.
Pour faire simple : le handicap n'est plus inhérent à l'individu, mais est formé par les difficultés rencontrées par l'individu dans son environnement social et physique. La différence est de taille.
Le modèle social est rapidement repris par de nombreux chercheurs qui tentent chacun de l'améliorer à sa manière. Ils créent ainsi le champ de la théorie sociale du handicap, la « disability theory » qui ne doit pas être confondue avec le modèle social, mais qui s'en inspire.
Cette théorie reprend l'idée que la personne touchée par une infirmité est rendue handicapée par l'incapacité de la société à s’accommoder à ses besoins. En conséquence, plusieurs interprétations du modèle social subsistent, en gardant les mêmes caractéristiques fondamentales.
Cette expansion théorique permet la naissance des disability studies qui s'implantent dans un premier temps dans les universités britanniques en passant par les départements de sociologie (leur discipline d'origine), dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.
Assez méconnue en France, la discipline des études sur le handicap bénéficient de de départements entiers dans les universités américaines par exemple, alors qu'en France les chercheurs qui étudient ce phénomène sont les sociologues. Ca montre une construction assez différente.
(aux Etats unis, les disability studies se développent dans les sciences de l'éducation et les humanités (littérature, droit et philosophie, principalement) plutôt que dans les sciences sociales).
Les historiens ne tardent pas à s'inspirer de cet apport de la sociologie pour étudier ce phénomène dans les sociétés du passé.

Le premier ouvrage à plébisciter la disability history est intitulé Corps infirmes et sociétés, écrit en 1982 par H-J Stiker (que j'ai déjà cité).
Selon l'auteur, la discipline historique analyse seulement des sources sur les mendiants ou les malades dans les hôpitaux (modèle médical) et s'attaque moins à l'image qu'ont les médiévaux des personnes handicapées, et cela afin de comprendre le regard qu'ils leur portent.
A partir des années 2000, les historiens s'emparent du concept de handicap pour regarder les aspects de la construction culturelle du handicap dans les sociétés du passé en mutlipliant le type de documentation utilisée (cf mercredi sur les sources!).

Quelques exemples ici:
Un collectif m'a particulièrement marqué durant mes recherches: Disability in the Middle Ages de @joshua_r_eyler car il permettait "de casser les frontières et construire des ponts" en explorant la relation complexe entre le handicap et les forces socio-culturelles qui le forme.
On sent bien dans ces ouvrages l'influence d'un autre modèle qui se développe au même moment : Le modèle culturel, que j'ai également appelé "l'âge de la monographie" (vous allez comprendre !)
Issues de la disability theory, les cultural disability proposent une alternative au modèle social, sans pour autant s’y opposer : elles conviennent également que l'expérience des personnes dépend du contexte social mais ajoute qu’elle diffère selon la culture et l'histoire.
Voilà la tête que vous êtes censé faire devant vos écrans (j'espère), pusique,en effet, là on comprend réellement l'intérêt d'utiliser le handicap comme concept pour étudier les sociétés du passé. J'élabore :
Petit retour dans les années 80 : un autre sociologue propose de confronter l'expérience vécue et la perception des personnes en situation de handicap pour en découvrir les dynamiques sociales.
On a donc, tenez vous bien, d'un côté un modèle social matérialiste, ou créationniste (modèle social), et d'un autre côté le modèle social idéaliste, ou constructionniste (modèle culturel) élaboré durant le "cultural turn' (of course).
Pour les théoriciens du modèle culturel, le constructionnisme social offre une plus grande liberté, car il permet de considérer qu'un phénomène comme le handicap n'a pas une existence fixe et naturelle, mais change au contraire selon le temps historique et la culture étudiée.
Ce modèle s'affirme dans les années 90 et 2000 en intégrant les études queer, féministes et postcoloniales (sur la race) en étant moins centrées sur les politiques publiques et la lutte militante que le modèle social.

Bref, vous l'aurez compris, on commence à toucher au but.
Pour résumer, les chercheurs qui utilisent le modèle culturel considèrent que le handicap ne reflète pas une discrimination sociale, mais s'assimile plutôt à une oppression culturelle.

Voilà mes quelques incunables qui utilisent bien ce modèle culturel à mon goût :
Détail passionant : les chercheurs utilisant le modèle culturel développent le modèle de groupe minoritaire (minority group model) qui s'établit sur l'idée que les personnes handicapées font partie soit d'un groupe stigmatisé, soit d'une "sous-culture" (sourde, par exemple). 1/2
Ca donne des ouvrages spécialisés pour un type de handicap (mental, surdité, cécité) postulant la construction de groupes culturels lié au handicap.

C'est fascinant, voilà un petit florilège de mes favoris (j'essaie de mettre des ouvrages en Français):
Les différents modèles abordés ici permettent de mettre en lumière de nombreux critères importants dans la théorisation des études sur le handicap. Cependant, chaque modèle se focalise surtout sur un aspect spécifique du handicap selon ce qu’il souhaite démontrer.
C'est pourquoi, dans les dix dernières années apparaît un modèle synthétique pour proposer une approche complète du handicap comme phénomène culturel.

J'appelle à la barre le troisième mouvement : Global critical disability studies : les nouveaux enjeux (2000 - aujourd'hui)
Selon les théoriciens critiques issues de la Critical theory, il faut se référer aux évolutions des relations sociales et des représentations culturelles pour décrire avec précision les transformations historiques et socioculturelles de la société.
L'appellation critical disability studies permet de sortir de l'opposition binaire entre études sur le handicap britanniques (modèle social) ou américaines (modèle culturel), ainsi que de la distinction entre handicap et infirmité. en prenant le meilleur de chaque.
Ici, l'interdisciplinarité est complète puisque, à l'inverse du modèle culturel, nous ne devons plus seulement prendre en compte les catégories les plus marginalisées, mais voir comment leur étude change notre compréhension de la société dans son ensemble !
Grâce à l'intersationalité, les matrices de domination sont analysées en utilisant l'idée de l'identité multiple (genre et handicap, par exemple) afin de décrire le processus social, et de servir comme concept normatif de méthode de recherche.
Petit à petit, les études critiques sur le handicap prennent en compte une échelle d'analyse globale. Depuis une dizaine d'années, elles interrogent les relations de pouvoir entre le nord et le sud.

Avant de changer la focale du temps, elles changent d'abord celle de l'espace.
Ils et elles cherchent à connecter les conditions socio-historiques spécifiques d'oppression de chaque nation, à des considérations plus larges qui constituent la mondialisation du handicap.

Voilà mon préféré (complétement subjectif) :
Face aux similitudes qui apparaissent entre ce champs et l’étude historique du handicap, de nombreux chercheurs s'inspirent de l'un pour enrichir l'autre, et inversement.

Plusieurs ouvrages sur des sociétés prémodernes prennent en compte ce paradigme (mes préférés):
Déjà, certains chercheurs appellent à renouveler le modèle d'analyse pour prendre en compte le handicap dans toutes ses significations économiques, sociales, politiques, culturelles, religieuses, légales, philosophiques, artistiques, morales et médicales.
Par conséquent, le handicap constitue une catégorie d’analyse qui oblige à repenser les principes fondamentaux des périodes prémodernes, puisque le handicap est une expérience corporelle socialement construite suivant le cadre culturel d’une communauté donnée.
Selon moi, il convient donc de proposer une analyse qui, tout en distinguant l'incapacité médiévale du handicap contemporain, permet d'appréhender la période prémoderne dans sa complexité, pour appréhender le handicap dans les acceptions qu'il recouvre. #TheEnd
J'espère que ce n'était pas trop long, et que vous y avez appris des choses sur le concept de handicap, plus particulièrement quand on essaie de l'appliquer aux sociétés prémodernes (surtout médiévales, vous l'aurez compris)...
Je vous retrouve demain pour vous parler de la documentation où on peut trouver les personnes en situation de handicap dans ces sociétés, puisque, vous l'avez bien compris avec l'historiographie, on les a souvent pensé commepatients ou alors carrément invisibles ... #StayTuned
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